Le Pouvoir des Mots

7 février 2024

Les mots ont tous un sens, parfois même plusieurs. Ils ont également un certain pouvoir. Ils permettent de transmettre des émotions et c’est exactement ce que le chef d’œuvre suivant propage. Dans le cadre de la semaine des enseignant(e)s, nous tenions à vous partager un texte rédigé par une merveilleuse collègue de notre école. Dans cette fiction, nous pouvons sentir l’impact et l’importance qu’ont les enseignants dans la vie de leurs élèves. Bonne lecture !

 

 

Un pouvoir invisible

Du plus loin dont je me souvienne, j’ai toujours eu peur de ce qui échappait à mes cinq sens. D’ailleurs, je me souviens exactement du jour où mon enseignante de 6e année, madame Lucie, nous avait demandé, lors d’un atelier d’écriture, de rédiger un texte dont le sujet serait une de nos peurs les plus profondes. Elle a mentionné que cet exercice avait pour but d’aider à dissiper cette peur, à l’apprivoiser.

Avec tout son enthousiasme beaucoup plus grand que ses 4 pieds et 11 pouces, elle avait tenté de nous convaincre que notre « phobie » s’éteindrait d’elle-même au moment où elle serait écrite noir sur blanc. Elle mourrait à l’instant où elle prendrait vie entre les lignes bleues de notre cahier Canada. Comme si, une fois assumée et avouée, notre peur se consumait et devenait moins présente, moins importante, moins puissante.

Elle était drôle, cette madame Lucie. Au moins, je crois qu’elle réussissait toujours à se convaincre elle-même de ce qu’elle tentait de nous faire avaler. Au fait, je pense que madame Lucie fut la seule enseignante de qui je ne me suis jamais méfié. C’était peut-être, justement, parce qu’elle était hautement perceptible par chacun de mes sens par ses vêtements plus colorés qu’un bol de Froot Loops, sa voix douce et sa façon très particulière de terminer ses phrases en allongeant la dernière syllabe, son odeur de patchouli, les petits desserts qu’elle nous concoctait à chacun de nos anniversaires et par sa manière d’appuyer sa main sur notre épaule chaque fois qu’elle s’arrêtait à notre pupitre.

Enfin, pour cet exercice d’écriture, j’imagine qu’ elle s’était attendue à ce que l’on parle d’araignées, de noirceur, de hauteur, de voyage en avion ou je ne sais trop quelle autre banalité. Mais je n’avais pas peur de ces choses, moi. Je n’ai toujours pas peur d’elles parce qu’elles sont plutôt concrètes. Les images que l’on s’en fait sont toujours les mêmes dans l’imaginaire collectif. Elles sont fixes, elles sont presque univoques.

Moi, j’ai peur de ce qu’on ne voit pas, de ce dont on ne parle pas. J’ai peur de ce qui est transformable, de ce qui n’est pas clairement défini. J’en ai d’autant plus peur lorsque c’est accessible à tous.

Moi, Israël Fortin, 6 pieds et 1 pouce, 230 livres, j’ai peur des mots. J’ai toujours eu peur d’eux. Ces petites choses qui ne font rarement plus que trois centimètres en lettres moulées et quelques millimètres de moins en lettres attachées.

J’ai peur des mots, des caméléons qui s’adaptent aux circonstances en choisissant d’arborer la plus mystifiante des couleurs, la plus trompeuse, la plus sournoise. Les mots camouflent la couleur des sentiments de leur propriétaire en lui servant de bouclier émotif. Les mots brouillent les cartes, les mots complexifient la simplicité ou simplifient la complexité. Les mots créent des zones grises ou classent tout en noir ou en blanc.

Moi, j’ai peur des mots parce qu’ils nous rangent dans des compartiments, dans des petites cases prédéfinies dès notre naissance. Les mots donnent des étiquettes trop souvent permanentes, les mots classifient, les mots hiérarchisent. Ce sont des mots qui m’ont appris que j’étais différent. Ce sont des mots qui ont fait comprendre à mes parents que j’étais surdoué. C’est une monitrice de camp de jour, quand j’étais en maternelle, qui a mis la puce à l’oreille de mes parents. Elle avait remarqué mon accent particulier, presqu’à la française et mon imagination particulièrement fertile pour un enfant de cet âge. Elle avait dit à mes parents que me dessins étaient à la fois hyper réalistes et fantaisistes. Elle était même allée jusqu’à dire que je serais le prochain Salvador Dali.

Au début, mes parents étaient fiers, mais, avec le temps, ils ont compris que ce n’était pas tellement mieux que d’avoir un enfant ayant un TDA. Parents d’une enfant autiste, ma sœur aînée, ils ne parlaient pas à travers leur chapeau. Ils ont vite compris que, toute ma vie, je chercherais ma place dans un monde qui semblait ne pas m’appartenir, ne pas être le mien. Alors que ma sœur, elle, ne se poserait jamais de questions quant à son appartenance à l’humanité.

Et c’est comme ça, avec des mots, qu’on m’a fait comprendre que je ne « fiterais » jamais dans le moule, que j’étais trop gros, trop sensible, trop intelligent, pas assez gars, trop « tapette », pas assez sportif, trop ci, pas assez ça…

Moi, j’ai peur des mots parce que, quand ils tombent entre les mauvaises mains, les dommages peuvent être irréparables, irréversibles. Les mots sont des enveloppes brunes qui débordent d’argent pas toujours propre. Ils ont le pouvoir de bâtir ou de détruire, d’aider ou de nuire, d’enjoliver ou d’enlaidir, d’acheter le silence ou de dévoiler la vérité. C’est pour cela que je ne m’intéresse plus à la politique. Cela se passe toujours de la même façon avec les politiciens. Ils nous entourloupent avec leurs belles paroles, créent des attentes et nous déçoivent à chaque fois.

Les mots sont des armes blanches qui peuvent tuer d’une mort violente celui qui les reçoit en plein cœur ou, pire encore, modifier le cours d’une vie en laissant des blessures dont les séquelles sont indélébiles.

C’est à cause des mots que ma famille n’en est plus une. C’est à « grands coups de mots qu’ils pensaient pas » que mes parents ont assassiné leur amour (j’ai un peu emprunté les paroles d’Alexandre Poulin, mais dans la chanson Entre chien et loup que Madame Lucie nous avait d’ailleurs présentée en classe pour nous initier à la poésie, la fin est beaucoup plus lumineuse)… Les mots m’effraient parce qu’ils ne craignent pas de faire naître des réactions chez les autres, bien au contraire, ils se languissent des émotions ou des drames qu’ils tentent sans relâche de provoquer.

Les mots me font peur parce qu’ils ne sont pas statiques. Leurs rôles et leurs impacts sont une météo imprévisible. Tantôt ils sont chaleureux et apaisants, tantôt ils sont noirs et colériques. Les mots me font peur parce qu’ils sont un buffet à volonté. Ils sont inépuisables et goûtent tout et n’importe quoi. Ils peuvent dégager le parfum d’un repas gastronomique digne des plus prestigieux restaurants, d’une tarte aux fraises évoquant les vestiges des visites chez grand-maman ou l’odeur « cheap » d’une poutine du McDo.

Moi, j’ai peur des mots parce qu’ils prennent trop de place. Les mots sont de trop gros meubles dans de trop petits appartements. Il arrive aussi qu’ils prennent de la valeur en vieillissant en devenant des antiquités ou qu’ils finissent aux ordures, coupables de n’avoir été qu’utiles qu’à une faible minorité ayant su les apprécier.

Les mots sont volages. Comme beaucoup d’adultes, ils en veulent toujours plus. Ils sont insatiables. Ils font l’amour à nos oreilles, à notre âme, à notre matière grise, à nos souvenirs, et parfois à tout en même temps.

Mais, quand j’y pense, les mots sont presque comme les enseignants. Il en existe de très bons, comme Madame Lucie, et de très mauvais (parce que j’ai été trop bien élevé, je ne nommerai aucun nom ici). Ils ont quelque chose à nous apprendre. Ils nous enseignent souvent les plus dures leçons. Quelquefois, on se souvient d’eux durant toute notre existence. On se rappelle l’influence qu’ils ont eue sur nous lorsque nous avons rédigé et récité notre premier poème en classe. On se souvient du petit mot d’encouragement laissé sur notre pupitre par une journée plus grise : « La vie, ce n’est pas d’attendre que les orages passent. C’est apprendre à danser sous la pluie. » Certains profs marquent tout un chapitre, alors que d’autres ne valent pas même un petit coin de page du livre de notre vie. Parfois, ils arrivent à nous marquer, parfois ils n’ont aucune incidence sur nous ou sur ce que nous deviendrons. Ils ont le pouvoir d’inspirer ou de censurer la parole, d’allumer ou d’éteindre des étincelles, de motiver ou de freiner la création.

Bien évidemment, à l’époque, je n’ai pas eu le courage de dire tout cela à Madame Lucie. Malgré toute la bonté et la compréhension que je lui connaissais, j’avais trop peur qu’elle me prenne pour un fou et qu’elle me le fasse comprendre en utilisant l’arme la plus puissante qu’un humain, surtout un enseignant, puisse détenir : les mots…

 

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